15 de janeiro de 2010

Dans le journal Le Monde : Lisbonne ressuscite Amalia Rodrigues

La légende d'Amalia Rodrigues (1920-1999), chanteuse de fado et icône nationale portugaise, occupe depuis l'automne et jusqu'au 31 janvier un espace habituellement réservé à l'art contemporain. L'indépendante Amalia, disparue il y a dix ans, est honorée au Museu Berardo, une fondation abritée dans le Centre culturel de Belem, sur les rives du Tage. Un peu plus bas sur le fleuve, l'exposition se poursuit au Museu da Electricidade. Installée dans l'ancienne centrale qui fournissait Lisbonne en énergie, cette friche industrielle superbement restaurée ouvre un pan de ses 4 000 m2 - turbines et manomètres repeints compris - à Amalia.

Les organisateurs prévoient qu'à sa fermeture l'exposition "Amalia, coração independente", aura rassemblé plus de 100 000 visiteurs - ce qui est considérable pour une capitale de 700 000 habitants environ (3 millions avec la banlieue), certes parcourue de touristes et d'étudiants Erasmus, mais où l'attachement aux symboles lusitaniens demeure intense. Des centaines de photos, de vidéos, de couvertures de magazines ou de manuscrits exposés (Musée Berardo), des robes qu'elle dessinait parfois elle-même, des bijoux qu'elle portait abondamment pour en renforcer les valeurs symboliques (Musée de l'Electricité), de très nombreux extraits sonores (dans les deux lieux) : voilà montré pour la première fois le travail de titan fourni par la talentueuse Amalia afin de dépasser les frontières du fado lisboète, puis celles du Portugal.

"Amalia, coração independente" dévoile des aspects trop occultés de cette incarnation du Portugal. Elle n'y apparaît pas uniquement vêtue de noir. Elle y rit, elle y joue la comédie, elle y chante des volutes très proches du flamenco, réadapte le folklore portugais, mais aussi italien ou mexicain. Elle réussit à Rio de Janeiro, vend des millions de disques partout, se coupe les cheveux, fume comme un sapeur et porte des pantalons de cuir moulant. Elle est tout sauf soumise.

Les relations entre Amalia Rodrigues et les Portugais ne sont pas simples. Directeur du Musée Berardo, Jean-François Chougnet a remarqué que ses visiteurs affichaient un profil atypique : une génération manque. Les anciens aiment Amalia, les jeunes adhèrent (il suffit d'aller dans les bars de fado vadio, le fado amateur, des quartiers de l'Alfama ou du Bairro Alto pour constater l'intérêt suscité par le genre auprès des 20-30 ans).

Mais ceux qui ont milité contre la trilogie des 3 F (Fado, Futebol, Fatima), sur laquelle s'appuyait le régime salazariste, n'ont pas oublié l'apolitisme affiché d'Amalia Rodrigues ni l'appel à courber l'échine face au fatum (le destin) servi au peuple par les dignitaires du régime.

Ceux-là ont occulté que le fado, aux débuts de l'Estado Novo mis en place par Salazar en 1933 (régime qui dura jusqu'en 1974), avait d'abord été haï par ces partisans de l'ordre, parce qu'il était insolent, ouvrier, impudique. La censure, dans les années 1930, avait la main dure. On peut le constater au Musée du fado, réaménagé aux pieds du quartier de l'Alfama, lieu riche en iconographies, en documents originaux et en extraits sonores, qui présente actuellement une exposition sur le compositeur Alain Oulman (1928-1990). Homme de gauche, héritier de la maison d'édition française Calman-Lévy, il fut emprisonné par la PIDE, la police politique, en 1966. Amalia Rodrigues unit alors ses efforts à ceux de Raymond Aron pour le faire libérer et chante Abandono, un fado de David Mourão Ferreira et d'Alain Oulman, où il est question d'un amant emprisonné, vite rebaptisé Fado Peniche, du nom de la prison réservée aux opposants.

Oulman donna à la chanteuse quelques-uns de ses plus beaux thèmes, et lui ouvrit des horizons plus érudits - ceux des poètes contemporains David Mourão Ferreira, Alexandre O'Neill ou Manuel Alegre, et du classique Luis de Camoes (1525-1580), auteur des Lusiades, ou l'épopée de ces navigateurs qui partirent des bords de Tage, aujourd'hui occupés par la modernité européenne du nouveau Lisbonne et toujours hantés par l'ailleurs.


"Amalia, coração independente", Museu Colecçao Berardo, Praça do Imperio, Lisbonne (Portugal). Tous les jours de 10 heures à 19 heures, le samedi jusqu'à 22 heures. Jusqu'au 31 janvier.
Musée du Fado, 1 Largo do Chafariz de Dentro, Lisbonne. Du mardi au dimanche, de 10 heures à 17 h 30.

Coração Independente, 2 CD iPlay/EVC.

Véronique Mortaigne