16 de março de 2011

Lu dans Libération : Angélica», souriez, vous êtes morte


Tard dans la nuit, surgissant des ténèbres pluvieuses de quelque ville archétype de vieille province (Régua, au Portugal), un quidam sonne à la porte d’une boutique archi-fermée. Et insiste. A trois reprises. Une lumière finit par s’allumer à l’étage. «C’est à quel sujet ?» demande la dame qui apparaît au balcon. Et nous donc : c’est à quel sujet ? C’est au sujet de l’Etrange Affaire Angélica, le 57e film de Manoel de Oliveira. Ça ne pouvait pas attendre ? C’est une urgence ? En effet, et quelle ! Généralement, c’est à la porte d’une pharmacie qu’on toque ainsi à pas d’heure. Ici, il s’agit du magasin d’un photographe. Angélica, jeune femme de famille riche, vient de mourir. Sa mère désire qu’on fasse d’elle un ultime portrait. C’était donc ça qui exigeait qu’on nous réveille : une histoire à dormir debout, une certaine idée fabuleuse du cinéma.

Oliveira, marabout autant que guérisseur, nous ouvre son échoppe à sortilèges, une petite boîte magique à irresponsabilité illimitée. Mieux que ça : une baraque de fête foraine, une attraction ancestrale, un chamboule tout (le cinéma), une séance d’hypnose. Les yeux dans le vide, Oliveira se demande ce qui se passerait si à force de fixer une image elle se mettait - on l’espère, on le craint - à bouger. C’est ce qui arrive à Isaac, jeune photographe mandé, lorsque fixant son objectif sur la défunte, il voit qu’Angélica ouvre les yeux et lui sourit. C’est aussi, image qui bouge, une définition primale du cinéma. Dans les deux cas : coup de tonnerre et coup de foudre. Isaac tombe follement amoureux d’Angélica. Et nous succombons éperdument au film. Qui nous fait de l’œil, à bien des égards.

Antimatière. Comme filmé à la machine à écrire, l’Etrange Affaire Angélica fait revenir une bibliothèque surnaturelle, une sorte de Manoel de littérature fantastique où se tutoieraient Henry James (période le Tour d’écrou), une enquête inédite de Sherlock Holmes (l’Etrange Affaire Angélica valant bien l’Aventure de la veuve rouge), un livre de Borges (certain passage de l’Eloge de l’ombre), et bien des Russes : la maison de maître où Angélica a défailli est comme une Cerisaie après le dernier acte, et le photographe Isaac habite une pension de famille où, au petit déjeuner, les dialogues citent des mondanités à la Pouchkine - philosopher sur l’antimatière, se plaindre des ennuis du temps présent, en buvant du café.

Il y a aussi dans ce film imagé pas mal de peinture. A vrai dire, de la toile peinte. Les apparitions spectrales d’Angélica viennent de Méliès (l’image vire alors au noir et blanc) et, plus loin, du théâtre à effets de la fin du XIXe siècle, où dans un tourbillon de fumigènes apparaissait sur scène la réincarnation de Nabuchodonosor. Les résurrections d’Angélica ont cependant une autre saveur, poivrée par l’humour fourchu d’Oliveira. A sa façon, Angélica est une super-héroïne, dotée du super-pouvoir de voler dans les airs où elle entraîne enlacé son amant d’outre-tombe. Ce n’est pas tout à fait le retour de la blanche Ophélia dans le rôle de Superwoman, mais son vol au ras du fleuve Douro a tout d’une mise sous surréalisme de Rimbaud.

Vignes. Quand il ne s’envoie pas en l’air avec Angélica, Isaac se précipite dans les vignes photographier des paysans au travail. Ce reportage serait-il un contrepoint réaliste ? Un documentaire enchâssé dans la fiction pour la contrarier ? Ou, plus pratiquement, la preuve faite film que documentaire et fiction ne sont pas condamnés au vis-à-vis, que ces deux courants du cinéma peuvent fraterniser, à égalité de lumière, emportés par le même flux, dans un état de grâce torrentiel (Gérard Lefort)