10 de março de 2010

Lido no Libération de hoje : Une frontière au milieu de nulle part



09 MARS 2010 - photos: cc javiersanp

Le poste de douane n’est plus qu’une bâtisse défraîchie, à la chaux écaillée. Le toit s’est volatilisé et les murs d’enceinte sont troués de part en part, comme si quelque bombe était tombée dessus. Les maisonnettes voisines, autrefois blanches elles aussi, tiennent debout par miracle. Non loin de là, un morceau de borne désœuvré annonce encore : «Espanha – 2 km». Entre Mourão et Valencia de Alcántara, la végétation est rabougrie et le paysage peu réjouissant… sauf peut-être pour les moutons. «Tierra de nadie» pour les uns, «Terra de ninguem» pour les autres, No man’s land pour tout le monde. De la Galice espagnole à l’Algarve portugais, le même spectacle se répète tout au long de cette césure géographique taillée par l’histoire. Ici, une faille ou un ravin ; là, une lande pierreuse, un sous-bois à l’abandon ou plus souvent un fleuve… La fracture est toujours palpable, renvoyant deux pays dos à dos, malgré l’Union Européenne, l’espace Schengen, l’absence des douaniers et la fin des contrebandiers. Le passage d’un pays à l’autre constitue une expérience, celle de passer d’un monde à l’autre.

Pas étonnant que les frontaliers aient baptisé cette frontière – la plus vieille d’Europe – «la Raya». La raie. Comme le peigne sur le cuir chevelu, on a pris soin de séparer un territoire en deux parties bien distinctes, et de cultiver de chaque côté la différence. «Da Espanha, nem bom vento nem bom casamento». D’Espagne, ni bon vent, ni bon mariage, entend-on dans une bonne partie des villages portugais. De l’autre côté, les langues sont moins fourchues, mais l’indifférence est telle que le petit voisin paraît bien lointain. A Freixo de Espada, une grosse bourgade lusitane située plus au nord, on ne compte que deux «unions mixtes ». Guère plus à Saucelle, de l’autre côté du Douro que l’on franchit sur un vieux pont. Parfois, bizarrement, la Raya a rapproché des villages, sans doute parce que ces zones pelées juste bonnes à servir de champs de batailles, n’ont jamais intéressé ni Lisbonne ni Madrid. Ainsi, la petite ville de Barrancos met un point d’honneur à organiser chaque année des corridas de toros «à l’espagnole», comprenez : se terminant par l’estocade, une pratique pourtant prohibée par la loi portugaise.

Le passage d’Estrémadure en Alentejo ou du León aux Beiras est un jeu de contrastes, de miroirs déformants. Ici, passée l’heure de la sieste, les rires des enfants éclatent entre les façades dignes et austères. Les bars bourdonnent d’un vacarme continu, les nuits sont festives sous les persiennes des dormeurs audacieux. Le silence est l’ennemi, perçu comme une petite mort. Ce dimanche matin, sur une place de Ciudad Rodrigo, un noceur a poussé au maximum la radio de sa voiture à l’arrêt. Absolument personne, dans le voisinage, ne prend ombrage de ce tintamarre. A quelques kilomètres à peine, au delà de la «Raya», si des rangées de pots de fleurs apportent de la fantaisie à la moindre maisonnette, on entend à loisir les rafales du vent balayant les collines. Sur les placettes, le gazouillis des oiseaux se fait strident ; les hommes en casquette et les femmes – encore souvent – en noir parlent bas. Les consonnes s’éteignent doucement alors que, là-bas, les voyelles chantent sans fin. Comme recueillis, les vieux Portugais semblent noyer leurs balbutiements dans la bica, un expresso bien serré au fond de la tasse. Tandis que, derrière la Raya, le café con leche menace de déborder de son verre, au milieu des rires de stentors.